Un mental plein d’amertume ne connaît pas l’état de contemplation ; la volonté ne peut pas lui intimer d’entrer dans cet état, car il ne se commande pas. La volonté n’est impliquée que dans l’intention initiale précédant la contemplation. Dans ce cas, elle ne nécessite pas de grande délibération, car c’est une simple pensée, une décision naturelle : « contemplons » ; une simple impulsion dont la nature est tout à fait similaire à : « allons nous promener ». Ensuite, lorsque la contemplation s’installe, cette pensée initiale laisse la place à la simple contemplation, sans action ni individu qui agit ; seul reste l’état où je contemple, sans y réfléchir, ma propre nature qui est conscience intemporelle, complétude sans lacune. La contemplation se poursuit sans acte de volonté, n’exigeant qu’une certaine disposition. Comment obtenir une disposition contemplative ? Elle se produit dans un mental libre de la colère et de l’amertume que génèrent les idéaux.
L’amertume est produite par l’idéalisation de l’ordre des choses. Sans idéalisation, il n’y a pas de raison d’éprouver de l’amertume ; mais nous grandissons généralement avec certains idéaux. Ces idéaux concernent notre corps physique, nos proches ou encore le monde en général, et même Dieu. L’amertume prend sa source dans ces idéaux, dans les accusations formulées lorsque ces idéaux ne sont pas atteints.
Si les objets de notre amertume perdent leur importance, l’amertume s’évanouit. La réflexion sur les enseignements du Vedānta résout de nombreuses situations, les dépouillant de leur importance ; mais les idéaux persistent même après une certaine étude des écritures. Quand bien même nous avons entendu : « Je suis le Soi, je suis saccidānanda, existence, conscience, plénitude éternelles, je suis la réalité absolue ; tout le reste est mithyā, apparence », il est possible que des idéaux subsistent. Seul le langage de l’idéalisation se modifie. Désormais, l’objet de nos plaintes n’est plus nous-mêmes, mais nos upādhis – notre conditionnement apparent, c’est-à-dire le corps, les sens et le mental superposés sur le Soi. Nous nous exprimons alors ainsi : « Je sais que mon mental, mon corps, mes relations, mes circonstances ne sont qu’un conditionnement apparent qui n’ajoute ni ne soustrait quoi que ce soit à la réalité de mon être, mais j’aimerais quand même avoir un meilleur conditionnement ! » Et nous concluons : « Je ne vais pas bien ».
L’idéalisation crée un satya, un réel qui ne peut être nié, sur la base du mithyā, ce qui est apparent et peut être nié. Lorsque je dis que mes conditionnements sont pleins de problèmes et qu’ils devraient être différents, ces conditionnements deviennent satya à mes yeux. Nous donnons une réalité aux apparences parce que nous n’avons pas bien compris le sens du mot « apparent ». Tout conditionnement est apparent, et plus nous avons conscience de sa nature d’apparence, plus nous nous en libérons ; mais lorsque les apparences sont perçues comme réelles, la dualité subsiste. La dualité est indissociable des problèmes – des débuts, des fins, du changement constant et des limitations. Les problèmes de la dualité sont résolus lorsqu’on perçoit la dualité comme une apparence, et que l’on voit que les apparences ne sont jamais tout à fait à la hauteur de nos attentes, que même notre « je veux » n’est qu’une apparence. Moi, plénitude sans limite, je n’ai besoin de rien ; le besoin est une apparence et les apparences n’ont pas de réalité absolue. Créer un idéal à partir d’un désir revient à tirer une conclusion sur l’ordre des choses apparentes, mithyā. C’est dommage. Ce qui est mithyā est créé, et tout ce qui est créé est adéquat. Ce qui est est adéquat. Les catégories « adéquat » et « inadéquat » n’ont de sens que par rapport à des injonctions et des interdictions, et non par rapport au monde tel qu’il est ou tel que nous souhaiterions qu’il soit.
Abandonner ses idéaux ne signifie pas abandonner les règles qui gouvernent nos choix. Abandonner ses idéaux ne signifie pas mener une vie négligente. Les situations appellent une réponse adéquate, c’est-à-dire une action à la hauteur des circonstances, ce qui devrait être très simple pour quelqu’un qui étudie le Vedānta. Abandonner ses idéaux signifie accepter tel quel ce qui est perçu, sans exiger qu’il change d’un iota, accepter tels quels les faits relatifs sans les estampiller d’un « j’aime », « je n’aime pas », « bien » ou « mal », ni porter aucun jugement de valeur. Cesser d’idéaliser, c’est cesser d’essayer de contrôler les résultats. Nous n’avons aucun contrôle sur les résultats ; ils sont sous le contrôle des lois de la création. C’est dans l’action, et non les résultats, que nous avons une certaine liberté de choisir. Nous choisissons de faire certaines choses et de n’en pas faire d’autres en fonction de certaines normes éthiques qui découlent de l’intérêt commun de la société au sens large. Toutefois, ces normes ne sont pas des idéaux. Une norme éthique sert à guider l’action, à déterminer ce qui est à faire et comment. Un idéal mesure le résultat de l’action à l’aune de ce qu’il devrait être. Les normes n’engendrent pas d’amertume ; l’amertume provient de l’idéalisme.
Il est parfois très difficile de se débarrasser de ses idéaux, surtout pour les personnes qui ont été élevées dans un milieu où l’idéalisation était valorisée. L’idéal procure un semblant de sécurité, une sorte de repère, un but vers lequel tendre. Mais tendre à devenir quelque chose qu’on n’est pas va à l’encontre de l’enseignement. Le Vedānta vous enseigne que vous êtes tout ce que vous désirez être, que vous êtes paripūrṇānanda, plénitude complète. Si faites de l’état de paripūrṇānanda votre idéal, plus vous rechercherez cet idéal, plus vous vous en éloignerez.
La personne qui affirme : « je sais que je suis paripūrṇānanda, mais mon mental n’a pas atteint la sainteté » donne de la réalité à sa propre notion d’un mental idéal. Cette notion représente un obstacle qui empêche de découvrir sa propre sainte nature et d’en profiter. Nous atteignons la sainteté lorsque nous acceptons le fait que nous ne sommes pas en état de non-sainteté. L’état de sainteté, d’amour, d’empathie, de compassion est tout à fait naturel. Il n’est pas atteint, mais découvert, dans un mental qui n’est ni manipulateur ni calculateur, libre d’idéal, libre du besoin de changer.
De la même manière, la contemplation est tout à fait naturelle, aussi naturelle que porter à son nez une fleur qui embaume pour en sentir le doux parfum. Le Soi étant de toute beauté, nous nous apprécions nous-mêmes pendant la contemplation ; nous sommes naturellement porté·e·s vers le Soi, vers nous-mêmes. La contemplation s’entretient sans intervention de la volonté. Ce n’est que lorsque le mental est empêtré dans les apparences que la poursuite de la contemplation devient une affaire de volonté, d’effort, de lutte et de tension. L’apparence a le contrôle lorsque le mental a des idéaux. Pour découvrir en soi le mental contemplatif, les idéaux doivent s’évanouir.
Un mental contemplatif est simple, sans complications. Il perçoit les choses telles quelles – des effets limités et éternellement changeants dans une création apparente dont le mental, lui aussi inhérent à la création, n’est pas l’auteur. Lorsque cela sera clair, le mental n’aura plus la possibilité de créer des idéaux. En l’absence d’idéaux, il n’y aura plus aucune amertume. En l’absence d’amertume, le mental repose ; les enseignements deviennent clairs, la contemplation devient naturelle. La volonté n’intervient pas. Où qu’aille le mental, où qu’il demeure, la contemplation est.